La voie royale
Sous nos roues defile un ruban de laterite. La piste vient d'etre refaite a neuf par les chinois, aucun caillou n'entrave notre elan. Pousses par un leger vent d'Est, nous accelerons sans cesse vers la mythique cite d'Angkor.
La route transperce une foret clairsemee et grillee par le soleil. Dans cette variante cambodgienne de la savane africaine, on s'attendrait presque a voir surgir entre les hautes herbes jaunes un lion ou un troupeau de zebres. Parfois, on doit traverser un rideau de fumee, autour de nous la vegetation brule, les forestiers sont en train de defricher. Dans cette region, le commerce du bois, souvent illegal, est la premiere source d'activite. Les villages sont petits, quelques habitations, et tres espaces. Ici, mieux vaut rester sur les sentiers balises, le sol est encore truffe de mines antipersonnelles qui chaque annee font de nouvelles victimes.
Nous roulons sur une des voies royales, construites au temps de l'empire khmer, qui rayonnaient autour d'Angkor.
Apres deux jours de velo, nous arrivons a Koh Ker, ancienne et ephemere capitale du royaume au Xeme siecle, qui n'est plus aujourd'hui qu'une cite perdue au coeur de la jungle. A l'ecart des foules d'Angkor, les ruines envahies par la vegetation forment un tableau saisissant. La foret resonne de mille bruits : chants des oiseaux, stridulations des cigales, bruissements des serpents dans les feuilles... Les fromagers et les ficus emprisonnent et soutiennent de leurs racines noueuses les temples consacres a Shiva, Brahma et Vishnu. Ce n'est qu'a la nuit tombante que nous nous arrachons de ce lieu magique. Guides par le disque solaire enflamme qui lentement coule sous l'horizon, nous retrouvons le chemin du village de Srayong.
Notre court sejour a Srayong merite quelques lignes. Quand nous arrivons, il est tard pour la campagne cambodgienne (19h...) et les echoppes de rue sont en train de fermer. L'unique restaurant ouvert n'a a nous offrir que de la soupe aux nouilles lyophilisee, parfumees au gras de boeuf, que nous avalons en trente secondes. Toujours affames, nous nous precipitons ventre a terre dans la rue du marche. Nous sommes sauves : une petite vieille vend des oeufs de cane cuits a la vapeur. Trempes dans du sel et avec des feuilles de citronnelle, c'est un delice. Nous en commandons six d'un coup, nous en salivons deja. Rapidement les oeufs arrivent sur notre table, nous sabrons avidement leur coquille et la... une plume s'echappe ! Enfer et desespoir, ce sont des poussins, tres prises par les Cambodgiens pour leur vertu aphrodisiaque. Heureusement un milkshake a l'ananas nous sauve des affres de la faim... Nous regagnons la guesthouse le corps repu et l'esprit serein, le petit dejeuner est assure : baguettes de pain achetees au marche, Nutella et Vache qui Rit. Le lendemain matin, c'est un bruit de grattement qui nous reveille : une baguette est a moitie enfoncee dans un trou du parquet et se dandine de droite a gauche animee par quelque rongeur vorace qui tente de l'engloutir dans son terrier.. C'est un remake de l'episode des abominables ratons-laveurs de Big Sur, par miracle la Vache qui Rit a ete epargnee !
Deux jours plus tard nous approchons de Siem Reap et croisons les premiers touristes en tuk-tuk. Nous nous lancons dans un raccourci par une piste prometteuse qui s'avere se transformer un en cauchemardesque detour, en travaux sur une vingtaine de kilometres. Le chemin n'est plus qu'un tas de sable, sillonne par un ballet incessant de camions soulevant une tempete de poussiere. L'arrivee grandiose au crepuscule dans les temples d'Angkor, sur une route impeccablement goudronnee, compense la sueur et les larmes de la journee.
Nous passons une petite semaine a sillonner a velo les dizaines de temples autour de Siem Reap. Nous avons perdu le calme et la serenite de Koh Ker, mais il est difficile de se lasser de l'architecture majestueuse, des fines apsaras aux lignes voluptueuses et des visages enigmatiques du Bayon.
Nous repartons de Siem Reap plein Nord en direction de la Thailande. Pour notre derniere nuit au Cambodge, nous campons dans une riziere assechee sur un providentiel lit de paille, aux pieds de la montagne aux mille lingams. L'air guoguenard, les habitants du coin viennent nous observer avec bienveillance.
Nous passons la frontiere a Along Veng avec Matt et Mel, deux anglais en voyage autour du monde a velo, que nous avons rencontres a Siem Reap. Cette ville a ete le dernier bastion des khmers rouges et on la traverse anime d'un sentiment etrange. Le gouverneur de la province est l'ancien photographe de la prison S21 a Pnomh Penh et de nombreux acteurs du genocide ont pris ici leur retraite. Ironie de l'histoire, en face du lieu ou a ete hativement brule le corps de Pol Pot sur un tas de pneus en 1998, se contruit aujourd'hui un immense casino a destination des Thailandais.
Une cote abrupte (la seule du Cambodge !) nous mene a un minuscule poste frontiere. Apres 1320 kilometres au Cambodge, il va falloir conduire a gauche : bienvenue en Thailande.